À l’écoute des variations écologiques

Expériences sensibles et récits des ambiances du changement climatique.

Outre la question de l’épuisement des ressources environnementales, le changement climatique met en exergue le rôle fondamental que jouent les éléments naturels (l’eau, l’air, les sols, les odeurs, le végétal…) dans la mise en ambiance de nos milieux de vie et dans les manières de les habiter. Ces divers éléments relèvent de facteurs d’ambiance autant que de ressources environnementales. Ils participent de notre expérience sensible tout en nourrissant notre milieu de vie. Par ailleurs, ces changements climatiques s’accompagnent de métamorphoses des sensibilités ordinaires (pour exemple, notre attention au climat et à ses bouleversements s’exacerbe), des expériences sensibles et des manières de concevoir qu’il convient de saisir et de spécifier.

Appréhender la question du changement climatique et de ses conséquences depuis l’ambiance permet précisément de travailler à l’échelle des expériences ordinaires et des situations banales de la vie quotidienne, en portant attention aux enjeux socio-esthétiques que ces changements opèrent. L’ambiance infuse le quotidien, lui donne certaines tonalités. Ce faisant, elle transforme dans le temps et en profondeur les rapports que nous entretenons à nos milieux de vie, les gestes quotidiens, les formes de vie sociale, les sensibilités. Au-delà des grands récits sur l’Anthropocène, l’attention portée aux ambiances du changement climatique participe donc d’une tentative de penser leur dimension opératoire sur les situations concrètes, locales du quotidien et de s’interroger sur les attachements que nous nouons aux territoires dans lesquels nous sommes et nous vivons. Il s’agit ainsi de prêter autant attention aux sentiments diffus de vulnérabilité, aux sensations de dépaysement et aux adaptations quotidiennes que ces changements produisent ici et maintenant, autant qu’aux phénomènes à bas bruit qui rendent nos espaces plus ou moins habitables et hospitaliers.

 

Une approche singulière : Une écologie sensible du changement climatique et de ses conséquences

Pour cela, nous proposons une approche singulière du changement climatique et de ses conséquences, qui se distend des grands récits de l’Anthropocène, pour porter attention aux manières actuelles de sentir et d’habiter les transformations socio-écologiques liées au changement climatique.

Il s’agit, d’une part, de penser l’émergence de « sensibilités « écologiques » et la manière dont celles-ci transforment les rapports ordinaires aux territoires et les interrelations entre humains et non humains. Il s’agit, d’autre part, d’interroger les manières de (co)habiter et de « transitionner » dans les territoires métropolitains, péri-métropolitains, montagnards affectés par ces changements en abordant les pratiques habitantes et les manières d’habiter les transformations socio-écologiques.

Par rapport aux travaux existants, cette écologie sensible opère deux déplacements dans les manières d’aborder le changement climatique et ses conséquences.

Le premier a trait à un changement de focale. Cette écologie sensible privilégie une attention aux entrelacements entre le vivant et l’environnement, remettant ainsi en cause un mode de pensée dualiste et substantialiste. C’est bien la question des flux (d’éléments mais aussi de pensées) impliqués dans l’expérience sensorielle quotidienne qui devient l’objet central des travaux (Thibaud, 2018).

Le second relève d’un changement de posture. Cette écologie sensible du changement climatique propose de faire de l’écoute un outil heuristique d’intelligibilité de ces interdépendances. Écouter comment sonnent nos milieux de vie – qu’il s’agisse de l’écoute ordinaire des habitants, des acteurs locaux ou celle des chercheurs et des artistes – constitue une autre manière de les conscientiser, de les enquêter et de les raconter. Écouter, c’est en effet suspendre tout jugement (notamment visuel) pour accueillir « ce qui arrive » ici et maintenant, dans l’expérience immédiate du milieu dans lequel nous sommes. C’est alors une manière de se rendre attentif à la trame de fond de nos expériences quotidiennes.

 

Une méthodologie singulière : Des pratiques immersives et à la croisée entre art et science

Pour saisir et comprendre ces ambiances du changement climatique et leurs conséquences, AAU-Cresson privilégie des approches immersives et à la croisée entre art et science (auto-ethnographies sensibles, transects, parcours commentés, baluchons sensoriels… Ces outils, éprouvés dans le temps et dont certains se rapprochent des « sciences participatives », permettent de par leurs spécificités d’aborder les expériences sensibles malgré les difficultés inhérentes à l’expression de l’intime. En complément des méthodes de saisie et de compréhension des expériences sensibles, les pratiques d’enquête immersive visent aussi à récolter et à capturer des fragments sensibles en étant « en écoute » (à la fois au sens propre et figuré) des situations enquêtées. Cela peut prendre des formes par exemple de captations sonores et/ou visuelles, susceptibles de produire de nouveaux récits à la fois polyphoniques et en décalage des grands récits sur l’Anthropocène.

Par le croisement de ces pratiques d’enquête, les travaux sur le sensible et les ambiances invitent non seulement à essayer de comprendre une situation donnée, mais aussi de la décrire, de la « traduire », de la « représenter » (au sens de la mettre en image ou en son ou en vidéo, etc.), pour la rendre partageable. Ces écritures peuvent prendre des formes variées : montages sonores (combinant par exemple enregistrements in situ, voix humaines, et expressions sonores non-humaines) ; films ; textes de récits ; installations dans l’espace ; dessins et documents graphiques (comme des cartes sensibles). Elles peuvent être fidèles à une certaine réalité pour la révéler mais peuvent aussi se tourner vers l’avenir pour l’imaginer et le projeter.