La transition numérique de l'architecture, au-delà des modalités instrumentales de conception et de fabrication qui la caractérisent, s'accompagne d'un potentiel de renouvellement des caractéristiques morphologiques des édifices. Après l’émergence des « blob » (binary large objects) en architecture à partir des années 90, tendance notamment promue par Greg Lynn et qualifiée d'architecture « liquide », s’est développé un champ de production architecturale revendiquant une « fluidité » de ses formes. La caractéristique essentielle de ces architectures est de rechercher une certaine continuité spatiale par des architectures aux surfaces courbes non issues de la géométrie euclidienne. La production d’édifices emblématiques, remarquables, voire faits pour être remarqués, se distingue nettement de la production courante, au prix parfois de prouesses constructives et d’un détachement des contextes urbains en en faisant des « objets » singuliers. D’un autre côté, cette apparente liberté dans le processus de création de la morphologie architecturale permettrait aux architectes d'intégrer à la morphogenèse des paramètres pouvant renouveler l'expérience perceptive, plus fondamentalement kinesthésique, mais aussi ambiantale, de l'espace architectural. Au-delà d’une approche assez formaliste des objets construits, nous avons voulu interroger dans un premier temps cette question : dans quelle mesure peuvent être intégrés dans la morphogenèse architecturale des paramètres relatifs à l’expérience soma-esthétique d’un individu en marche ? Nous faisons l‘hypothèse qu’une investigation située des ressentis et vécus corporels de ces architectures pourrait permettre de dégager certains critères et compléter un volet du champ critique. L'objectif de la thèse est donc d'analyser, de représenter et de catégoriser les conduites motrices et les configurations sensorielles qualitatives remarquables des usagers dans les architectures aux surfaces courbes, afin d’observer et en décrire leurs éventuelles singularités, leurs modes d’émergence et leurs éventuelles contributions à un plaisir éprouvé individuellement et socialement partagé. La recherche mise en œuvre vise ainsi à explorer ces affirmations et intuitions, tout en prenant un certain recul critique basé sur une investigation empirique située des expériences de parcours comparant l’expérience naturelle et l’expérience instrumentée (casque de réalité virtuelle). Cette investigation exploratoire étudie des architectures comportant des caractéristiques curvilinéaires (courbure et double courbure) et tente de mettre à jour certaines résonances sensibles corporelles, à partir d’une analyse inspirée de la soma-esthétique. En se basant sur l’expérience sensible, ses usages contextualisés et situés, cette recherche se veut au plus proche du corps sentant et expérimente une méthodologie d’enquête qui explore et tente de mettre à jour les effets soma-esthétiques de ces architectures. La méthodologie mise en œuvre, en faisant appel à l’outil technologique du casque de réalité virtuelle, sollicite la mémoire sensorielle et sa réactivation en introduisant un décalage ou une déstabilisation de l’expérience qui s’avère fructueux pour décrire l’expérience ordinaire et en tirer certains critères intéressants la conception. En suivant strictement ce processus méthodologique, cette investigation s’est appliquée à un corpus de trois architectures curvilinéaires non numériques et numériques à morphologie continue construites à des époques différentes. L'appareillage mis en œuvre et les modes de représentation graphique sont particulièrement mis à profit pour articuler les différents niveaux d’analyse tout en proposant une nouvelle façon de transcrire et de communiquer le sensible au moyen de médias en deux dimensions. D’autre part, cette méthodologie a pour objectif de s’ouvrir à d'autres types d’architecture, et vise à améliorer la conscience des perceptions multisensorielles de l’espace architectural et des ambiances (luminosité, sonorité, thermique). Les éléments tirés de cette investigation située permettent de mieux appréhender et comprendre les interactions entre les sens et le corps en mouvement notamment par rapport aux configurations spatiales courbes. Mais elle vise également à explorer des registres du plaisir du mouvement liés à l'expérience soma-esthétique « réelle » au regard de celle liée aux techniques du virtuel. Par ces entrées multiples, qui allient l'architecture aux dimensions humaines et sociales et physiques, cette recherche interroge en même temps d'autres problématiques, notamment celle de l’appréhension des seuils et limites dans des architectures à morphologie continue, mais également celle de la place du mouvement dans l’origine du plaisir soma-esthétique. En conclusion, cette thèse vise à faire une approche critique située de ces architectures qui peut alimenter un usage projectuel qui ne serait pas réduit à un formalisme de l’objet. Elle élabore et expérimente une méthodologie d'enquête située interrogeant le vécu d’un individu qui pourrait être reproduite et servir d’autres architectures. Elle propose de nouvelles transcriptions graphiques pour un usage d’analyse, mais également de transmission afin d’interroger la place et les limites d’une soma-esthétique dans l’élaboration d’une critique de l’architecture.