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Au départ de ce travail il y a l’enjeu d’une meilleure prise en compte du temps et de l’humain dans la fabrique urbaine. Par le biais de la description de projets d’aménagement d’espaces publics dans lesquels les habitants sont impliqués à la fois en amont, in situ et en action, il s’agit de mettre à l’épreuve l’hypothèse du « temporaire » et de « l’expérimentation » comme facteurs de renouvellement des modalités de participation habitante, des manières de concevoir, d’aménager et de gérer les espaces publics, des interactions entre action publique et initiatives citoyennes, et enfin de l’action publique elle-même.

À partir d’une enquête ethnographique entre Bruxelles et Nantes, la thèse analyse deux dispositifs participatifs expérimentaux, l’occupation temporaire de l’Allée du Kaai et le programme Île de Nantes Expérimentations, dont en particulier la démarche Ilotopia. Ces cas sont décrits en trois temps. Le premier analyse ces projets du point de vue de leurs résultats, prenant au sérieux les objectifs et les ambitions que les acteurs leurs attribuent, décrivant leurs généalogies, leurs enjeux, leurs justifications. Le deuxième élargit l’observation aux lieux que ces démarches ont fabriqué, à leur saisissement par les habitants, à leur carrière d’usage dans la ville et donc aux questions sociales, urbaines et politiques qu’elles soulèvent. Le troisième suit à la trace la trajectoire et la portée de ces expérimentations du côté des acteurs publics et interrogent plus particulièrement leur potentiel de transformation institutionnelle.

L’enquête a montré dans le cas nantais une tendance à « expérimenter pour expérimenter » qui se traduit par une difficulté pour les objets produits à se naturaliser dans l’espace urbain, ainsi que par le fait que l’expérimentation portée par l’aménageur peine à se partager et s’instituer et reste en marge de l’institution du Dialogue Citoyen à l’échelle métropolitaine. Dans le cas bruxellois, l’enquête a donné à voir la contribution de l’expérience observée à l’institution progressive de l’occupation temporaire comme un nouvel outil d’action publique mais aussi plus largement comme un « problème public » qui fait l’objet de débats à propos des visions de la ville et du rôle des pouvoirs publics. À Nantes le suivi depuis l’intérieur des acteurs au travail donne à voir les tensions entre registre pratique, registre réflexif et dispositifs de confirmation à l’œuvre autour du projet, et en particulier le poids des politiques d’affichage. À Bruxelles le suivi de la circulation des acteurs et des débats au fil des arènes donne à voir une action publique qui se construit dans un « mouvement à double sens ». Le fait de porter attention aux différents degrés et modalités de publicisation de l’activité critique des acteurs sur le terrain a été un fil rouge de l’enquête et de l’analyse, posant, dans le cadre de processus expérimentaux, la question de la place de la réflexivité des acteurs dans l’action et de la perméabilité des institutions aux formes critiques.

Pour finir, ce travail met en lumière le rôle du temps, à la fois dans la ville, dans l’apprivoisement des innovations et la transformation institutionnelle, et dans l’enquête et la recherche.

L’expression Occuper les lieux – Occuper les habitants permet de questionner les évolutions de la participation habitante et le développement de « l’urbanisme transitoire » au prisme des enjeux de la maîtrise de l’espace, du temps et de l’attention dans la transformation urbaine. Postulant qu’une grande partie de la participation habitante est aujourd’hui une offre d’animation souvent plus ludique que citoyenne ayant principalement un rôle de gestion de l’attente et/ou de pacification sociale, on interroge la manière dont le développement de l’urbanisme transitoire accentue ou renouvelle cela. En effet, la généralisation de l’occupation temporaire des interstices de la transformation urbaine s’inscrit dans une tendance à la rentabilisation maximale des espace-temps intercalaires et à l’institutionnalisation de la précarité et de l’incertitude, mais offre dans le même temps des prises pour des formes d’alternatives et de contre-pouvoirs, rappelant que l’espace est une ressource fondamentale.

À travers l’idée d'expérimentation institutionnelle, c’est l’expérimentation comme nouvelle norme liminaire qui est analysée, notamment dans le contexte de la fabrique urbaine où « l’urbanisme d’expérimentation » recèle la promesse de pratiques aménageuses plus attentives à la nouveauté et aux trajectoires mais comporte aussi le risque d’une commande publique sans idées qui délègue son « pouvoir d’indécision » aux acteurs privés. Entre erratisme et procédure, innovation et standardisation, distinction et diffusion, exemplarité et apprentissage, dérogation et normalisation, ce travail ouvre une réflexion sur les ressorts de l’expérimentation comme un nouveau paradigme d’action publique entre discours et pratiques, entre dramaturgie gesticulatoire et renouvellement de la gouvernementalité.

Enfin, cette thèse correspond à un déplacement du chercheur, à un trajet passant : d’un regard normatif à un regard plus pragmatiste, d’une recherche de l’intentionnalité et de la rationalité institutionnelles à une attention à ce qui constitue concrètement l’institution « au ras des faits » ; de la critique comme une forme de dénonciation à la critique comme une forme d’attention aux conséquences, de qualification et de différenciation. Entre engagement et distanciation, à travers deux enquêtes très différentes, c’est donc aussi la recherche en elle-même qui est interrogée, du point de vue de ses méthodes, de son rôle parmi les acteurs ou encore de la performativité et l’usage de ses productions.

EN

Initially, this works aims to better grasp the time and human dimensions within the urban fabric. Through the description of development projects of public spaces in which the inhabitants are involved upstream, in situ and in action, we test the hypothesis of the “temporary” and “experimentation” as factors for the renewal of inhabitant participation, of ways to design, develop and manage public spaces, of interactions between public action and citizen initiatives, and of public action itself.

Based on an ethnographic investigation carried out between Brussels and Nantes, the thesis analyses two experimental participatory devices : the temporary occupation of the Allée du Kaai and the Île de Nantes Expérimentations program, which will be described in three ways. The first analyses the projects from the point of view of their results, taking into account the objectives and ambitions attributed by the stakeholders, describing their genealogies, stakes, justifications. The second broadens the observation to the places built by these projects, to the way the inhabitants catch it, to their use within the city and thus to social, urban and political questions raised. The third tracks the trajectory and the scope of the experimentations from the public stakeholders’ practices, and questions more specifically their potential in terms of institutional transformation.

In the case of Nantes, the study showed a disposition to “experiment to experiment”, which leads to some difficult for the produced objects to naturalise and to the fact that the developer’s experimentation struggles to be shared and institutionalised, remaining on the side-line of the establishment of “citizen dialogue” at the metropolitan level. In the case of Brussels, the investigation showed the contribution of the experience observed to the progressive establishment of temporary occupation as a new public action tool, and more broadly as a “public issue” that is open for debate regarding the visions of the city and the role of public authorities. In Nantes, the study from the inside alongside the actors at work shows the tensions between practice, reflexivity and confirmation tools around the project, in particular the weight of communication policies. In Brussels, the study of the circulation of actors and debates along the way shows a public action built on a going and coming movement. Focusing on the different levels and modalities of publicization of the actors’ critical activity is the common thread of the investigation and the analysis. In the case of experimental processes, this raises the question of the place of the actors’ reflexivity within the action and of the permeability of institutions towards critical forms. Lastly, this study highlights the role of time, both in the city, in the institutionalization of innovations, in the institutional transformation, and in the investigation and the research.

The expression Occupy the places — Occupy the inhabitants questions the evolutions of the participation of inhabitants and the development of tactical urbanism regarding the control of space, time and attention through urban transformation. Postulating that a large part of inhabitant participation is nowadays an animation offer that is often more entertaining than citizen with a role of waiting times management and/or of social pacification, we question the way in which the development of tactical urbanism accentuates or renews this phenomenon. Indeed, the generalization of the temporary occupation of urban transformation interstices belongs to a trend towards a maximisation of interlayer space-times and the institutionalization of precariousness and uncertain. At the same time, it offers grips for alternative forms and counter-powers, emphasising that space is a fundamental resource.

With the idea of institutional experimentation, the aim is to analyse experimentation as a new norm, in particular in the context of the urban fabric, where “experimental urbanism” entails the promise of developing practices that are more attentive to novelty and to trajectories, but that carries the risk of a public commission without ideas, delegating its “indecision-making power” to private actors. Between erratic methods and procedure, innovation and standardisation, distinction and diffusion, exemplary and learning, derogation and normalisation, this study opens a debate on the stakes of experimentation as a new paradigm for public action, between discourse and practices, between gesticulatory dramaturgy and renewal of the governmentality.

Finally, this thesis represents the shift of the researcher, the passage from a normative outlook to a more pragmatist one, from a search of institutional intentionality and rationality to the attention to what makes concretely an institution “in the facts”, from criticism as a form of denunciation to criticism as a form of attention to consequences, of qualification and differentiation. Between involvement and detachment, with two very different investigations, this thesis thus questions research itself, its methods, its role among society and the use of its productions.